Rire des tabous
Garihanna Jean-Louis a passé sa vie entre Haïti et Montréal. Forte de son parcours atypique, la jeune femme s’attaque à de nombreux tabous. Son arme de prédilection ? L’humour.
Curium : Tu es la seule femme noire diplômée de l’École nationale de l’humour. Comment as-tu vécu cette expérience ?
Garihanna Jean-Louis : Le rire est universel, mais l’humour est très culturel. À l’École nationale de l’humour, au début, je me sentais comme une apatride : j’étais trop québécoise pour les Haïtiens, et j’étais trop haïtienne pour les Québécois. Je ne me retrouvais nulle part. Ça venait me chercher, j’ai donc décidé d’en parler.
En tournée, j’ai réalisé que ça faisait du bien d’être unique, que j’avais le droit de m’accepter et de m’affirmer tout en étant différente. C’est à ce moment que je me suis affirmée comme artiste et que j’ai véritablement embrassé cette dualité, cette saveur « mangue-érable ».
C : Comment vois-tu les tabous et comment réussis-tu à en parler ?
GJL : Je ne me force pas à parler de sujets tabous, c’est plutôt que je ressens le besoin de parler des trucs qui me dérangent. Pour moi, c’est un besoin viscéral de dire les choses comme je les vis, avec le regard que je pose sur la société. Ça me vient naturellement.
Je n’avais jamais réalisé que la maladie mentale était taboue avant de parler de dépression dans mes spectacles. Les réactions dans la salle me montrent bien que je ne suis pas seule. Mais alors, pourquoi on n’en parle jamais ?
C : Comment décrirais-tu les réactions dans la salle ?
GJL : C’est comme un genre de thérapie. On rit ensemble de ce qui nous arrive. Ça fait du bien, ça nous procure une espèce de bien-être collectif. On réalise qu’il y a pire dans la vie. Mieux vaut en rire qu’en pleurer !
Mon numéro sur la dépression a été accueilli avec soulagement par plusieurs. Enfin, quelqu’un qui en parle ! Après le spectacle, les personnes me disent : « On s’est toujours moqué de moi, j’ai eu peur. Merci d’en parler, d’être une voix. Merci de vulgariser et de dire que c’est correct de ne pas être correct. »
Peut-on rire de tout ?
Dans un de ses numéros d’humour entre 2010 et 2013, l’humoriste Mike Ward s’est moqué du chanteur Jérémy Gabriel, atteint d’une maladie génétique causant des malformations de la tête et du cou. Le chanteur, alors adolescent, a subi beaucoup d’intimidation à l’école et a eu des pensées suicidaires.
L’affaire a été soumise à la Cour suprême du Canada. Verdict : l’humoriste n’a pas enfreint la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. L’histoire a toutefois fait couler beaucoup d’encre et provoqué de nombreuses réflexions quant aux limites à ne pas franchir au nom de l’humour.
« On peut se poser la question : « Est-ce que je blesse ? », conseille Sophie-Anne Morency, candidate au doctorat en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. « Est-ce que ma blague vaut la peine d’être dite ? Est-ce que je tape sur la tête d’une personne qui est déjà dans une position de subordination ou qui vit des violences au sein de la société ? » »
À éviter aussi : se forcer à rire pour ne pas créer de malaise, même lorsqu’on ne trouve pas ça drôle. « C’est parfois important de ne pas rire à une blague discriminatoire, sinon on fait juste normaliser ce genre de choses ! », observe Sophie-Anne Morency*.
*Sophie-Anne Morency étudie notamment le droit à la liberté d’expression dans le cadre de discours humoristiques.
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