Concours de nouvelles: les textes finalistes
Vous avez participé en grand nombre à notre concours de nouvelles et la qualité de vos textes nous a impressionnés! Les lecteurs de Curium sont des auteurs en herbe!
Le choix était difficile mais nous avons décidé de partager avec vous nos coups de coeurs. Voici donc les sept textes finalistes ainsi que le texte gagnant (ce dernier également publié dans notre numéro papier de juillet-août)
Bravo à tous!
VOL SILENCIEUX
de Leïla Boisjoli-Jebali
Le printemps survient, la neige fond et découvre ses parterres de fleurs, et je peux enfin m’envoler. Un puissant souffle de vent me soulève, me hisse haut, haut, encore plus haut. J’ai le cœur léger. Je survole les parcs, les maisons et les routes où des automobiles s’entassent dans un concert de klaxons. Une brise chaude me détourne de ma trajectoire et me pousse sur un arbre.
Les feuilles me fouettent. Je m’agrippe à une branche, je tiens bien fort, mais le vent impétueux me chasse et m’emporte encore au ciel. Le soleil s’est à présent définitivement révélé. Il est à son apogée. Il doit bien être midi, mais au diable l’heure, le temps, la monotonie, le gris : je vole ! Qui a jamais volé ? J’effectue mille et une acrobaties dans les airs. Hop, et que je tournoie autour d’un poteau, et que j’effleure les toits, et que je m’approche du soleil… Ses rayons traversent ma peau translucide.
Ça suffit, les âneries. Il me faut un but, une cible. Alors plein cap sur l’océan! Je veux voler loin, je veux voler haut, je veux voir la mer et me remplir l’esprit d’images et de couleurs jusqu’à en être gavé. Je quitte la ville, je parcours la banlieue, puis la campagne, longtemps, très longtemps.
Alors, enfin, je la vois, la mer. Le royaume de Neptune, l’océan Atlantique – juste un petit point bleu à l’horizon, tout joli et tout innocent. Mais à mesure que je vole, à mesure que j’avance, le point grandit, devient une tache, puis une flaque, un étang, un fleuve, un golfe, une mer. J’y suis enfin. Cependant, mon voyage ne s’arrête pas ici. J’ai toujours rêvé de voir l’Europe ; je la verrai. Le vent m’entraîne avec lui vers le continent. Là, je survole la France, l’Allemagne, la Pologne, la Lituanie, puis la Russie toute entière. J’arrive au Détroit de Béring, et je décide de changer de direction. Le Canada, je connais déjà. Je vais au Sud. Je suis certain qu’il y a de magnifiques îles qui valent bien plus le coup d’oeil que l’Alaska.
Soudain, je me sens emporté contre ma volonté dans un tourbillon plus fort que moi, une sorte de vortex. Des bourrasques me tirent vers le bas, je perds de l’altitude, je perds mon coeur léger. Le soleil se couvre. Je rejoins finalement un îlot, et je me dis que je suis sauvé, que l’océan ne m’engloutira pas et que je pourrai me remettre à voler, comme avant.
Puis je me rends compte de l’état des lieux, de la consistance du sol. Tout n’est que décrépitude. Ici et là s’amoncèlent de vieux bibelots, des emballages, des épingles à couche, des bouteilles d’eau. Des déchets, sur toute la profondeur de l’île. Pas d’arbres auxquels m’agripper, pas de feuilles qui me fouettent, pas de routes, pas de parcs, pas de maisons.
C’est le continent des déchets.
Avant que j’aie pu constater quoi que ce soit, la masse d’ordures m’avale. Je me décomposerai dans quatre-cent-cinquante ans si je suis chanceux. Juste un autre sac de plastique parmi les sacs de plastique.
Ainsi se termine mon périple autour du monde… J’aurais préféré une autre fin.
MESSAGE DE LA PLUS HAUTE IMPORTANCE
de Léa Pelletier
Salutations. Veuillez lire ceci jusqu’au bout.
Vous l’ignoriez sûrement, mais l’Univers est peuplé de milliers de mondes autres que la Terre créés et gouvernés par des Dieux. Je vis dans un regroupement d’environ 300 de ces mondes, régit par ce qu’on appelle le «Conseil Divin Intermondial».
À ses débuts, le CDI a subventionné la création d’une entreprise ayant le monopole d’une industrie très lucrative : le tourisme interplanétaire. Le Ministère des Voyages, sous la supervision de la brochette de dieux du Conseil, a assuré pendant ces quelques siècles une source d’emplois et de revenus à une majorité de la population, tout en assurant une homogénéité avec le gouvernement.
Ce système stable est menacé depuis quelques temps par la compagnie SimulX. Son secteur d’activité, des plus prometteurs : la simulation en 4D. Le principe? Amener l’esprit du client à interagir avec un code modélisant les trois dimensions matérielles en permettant aussi un contrôle sur l’espace-temps.
SimulX m’a engagée. Au début, je codais des environnements pour les clients en réalité virtuelle. Puis, j’ai eu une promotion. J’ai été envoyée sur SX1, une lune dédiée aux employés du projet Delta.
Des milliers de programmeurs, enfermés dans autant de cubicules s’étendant à perte de vue.
J’ai été estomaquée quand on m’a mise au courant des clauses de ce travail. Il fallait programmer une simulation bien différente des environnements que je modulais habituellement. Tout d’abord, il fallait bâtir une planète entière. Une banque de lieux préprogrammés était mise à notre disposition, mais à des sommes exorbitantes.
Cependant, même tous les crédits du monde ne pouvaient remplir la deuxième partie du contrat : créer un environnement autonome. Donc, les esprits intégré à la simulation ne seraient pas ceux de clients : il fallait, eux aussi, les programmer.
SimulX nous faisait créer une variété d’écosystèmes virtuels parfaitement hermétiques, avec des êtres ne suspectant pas de n’être constitués que de codes. Des mondes entièrement simulés.
Quand je me suis rendue compte de la gravité de ce qu’on nous faisait faire, j’ai tenté de saboter le projet. J’ai infiltré dans la simulation d’un de mes «collègues» un virus supposé créer une brèche dans l’espace-temps du code. Je ne savais pas comment le «pont» avec le monde réel allait se faire exactement, et j’avais quitté la lune tout de suite après avoir lancé l’attaque. J’ai néanmoins entendu dire qu’un projection d’un des personnages de la simulation s’était formée dans le monde réel, ce qui lui aurait permis de vivre parmi nous, si son créateur ne l’avais pas reprogrammée.
Je me cache de mon mieux pour l’instant, et mon objectif est que ce message puisse être diffusé à grande échelle, jusqu’au démantèlement de SimulX.
Joey
Si ces derniers mots vous sont transmis, c’est que vous lisez ce message diffusé dans la simulation que j’ai moi-même créée, et en faites donc partie. J’ignore si SX s’en prendra à vous. Il y a de fortes chances qu’il supprime votre monde. Je suis désolée. »
UN AMOUR FOU
de Jean-Simon Desrochers
La pluie résonnait sur la voiture lorsque je me garai devant mon humble demeure. Je revenais d’une agréable après-midi de bingo, un des seuls plaisirs qu’une vieille dame de 78 ans comme moi pouvait encore s’offrir. Toutefois, maintenant que mon Yves chéri ne m’y accompagnait plus en raison de sa santé, je pensais à abandonner cette activité. Il m’était si cher qu’être séparée de lui pendant plus de trois heures, c’était difficilement supportable.
J’étais donc toute fébrile à l’idée de revoir mon amour quand j’ouvris la porte d’entrée. Je lui criai que j’étais rentrée mais n’obtint aucune réponse. Je supposai alors qu’il s’était endormi dans la chaise berçante du salon et me dépêchai de m’y rendre. C’est au moment où j’entrai dans la pièce que tout bascula. Mon coeur manqua un battement, ma bouche laissa échapper un cri d’horreur et mes jambes faillirent flancher; mon Yves chéri était effondré sur le sol et convulsait.
Après cet instant de stupéfaction, mes réflexes d’ancienne infirmière reprirent le dessus. Si je voulais sauver Yves, je ne devais pas céder à la panique. Je commençai par appeler une ambulance, puis je fis les manoeuvres de RCR jusqu’à l’arrivée, heureusement très rapide, des secours. Le sort de mon amour était maintenant entre leurs mains.
Quelques heures plus tard, rendue à l’hôpital, je pleurais à chaudes larmes en attendant le verdict. Je ne pouvais pas croire que j’allais perdre mon Yves. C’était grâce à lui si, 12 ans auparavant, je n’étais pas tombée en dépression après un divorce difficile. Dès la première fois où j’ai croisé son regard, j’ai su que nous deviendrions compagnons pour le reste de notre vie. Quel être exceptionnel ce Yves.
Si je le perdais, jamais plus sa joie de vivre contagieuse, son incroyable fidélité, toute l’attention dont il savait faire preuve envers moi ou son tempérament espiègle et joueur n’embelliraient ma vie. Si je le perdais, jamais plus il ne pourrait transformer les journées grises en fêtes dignes de l’époque des rois comme il savait si bien le faire. Plus j’y pensais, plus c’était évident: j’avais besoin qu’Yves survive.
Un homme en blouse blanche vint alors m’aborder. Seulement à son air, je compris qu’il n’y avait pas de quoi se réjouir. Il prit une grande respiration, me regarda droit dans les yeux, mais détourna rapidement le regard lorsqu’il y lut les abîmes de désespoir qui m’envahissaient, et m’annonça ce que je redoutais le plus au monde:
« Madame, j’ai le regret de vous annoncer que votre chien est mort. »
JOUR DE PLUIE
Par Éloïse Gagnon
Les gouttes s’écrasent sur le feutre dans un bruit mat. Le chapeau détrempé s’affaisse, se déforme, s’amollit. Gorgé et lourd, il plombe sur un front étroit et en avale les arcades sourcilières.
-Je crois que c’est bien la fin.
Au son de la voix les sourcils s’animent : ils s’étirent, plongent et se cambrent avec vigueur. Sur la tête de Monsieur, le chapeau remue un peu. C’est un mouvement infime, c’est vrai ; l’élégante coiffe de feutre ne danse pas sur la tête du gentilhomme comme il lui a déjà été donné de faire. Autrefois, quand Monsieur s’emportait ou était secoué d’un grand éclat de rire, un rien aurait suffit, semblait-il au fier chapeau, pour qu’il ne décolle du crâne, ne s’en renverse avec légèreté. Aujourd’hui le poids de l’eau et la mélancolie du gentilhomme le prive de ses virevoltes. Il ploie sous la charge, il s’avachit sur la tête. Son rebord trempé est trop difforme pour protéger le front des gouttes de pluie, alors Monsieur et lui subissent ensemble cette averse qui les engloutit.
-C’est bien la fin, oui.
Cette fois, c’est un second homme, tête nue, qui a parlé. Celui-là, bien que presque entièrement submergé, a renoncé à tenter quelque effort qu’il soit pour maintenir sa tête hors de l’eau. Il regarde la masse épaisse et sombre qui recouvre le ciel, il regarde l’étendue grise et froide qui se gonfle et l’avale, mais c’est tout. Il ne cille pas, même si la pluie fouette son crâne lisse. Il attend, résigné, jetant parfois un œil désolé sur les discrets mouvements de brasse qu’esquisse l’homme au chapeau. C’est que le Monsieur au front étroit renonce plus difficilement à son orgueilleuse ténacité que l’autre, il porte encore en lui les derniers soubresauts d’un vain acharnement. La faute au chapeau, bien sûr. Comment abdiquer sans regret quand on sait être le dernier obstacle entre un si bel ouvrage de feutre et cette mer sombre et avide? On n’abandonne pas un fidèle couvre-chef avec désinvolture.
-Regardez, ne serait-ce pas un parapluie?
Un timide espoir perce dans la voix de l’homme à la tête nue. Monsieur a le front étroit qui se plisse, les sourcils qui s’arquent (nouvelle agitation pour le chapeau). Il tend le cou en plissant des yeux ; il est ardu de distinguer quoi que ce soit au travers l’averse, il n’ose pas voir en cette toile flottante un parapluie. De toute façon, cela s’éloigne, porté par le courant.
-Non, je pencherais plutôt pour une branche.
On ne lui répond pas : son compagnon a sombré, englouti par l’onde insatiable. Le gentilhomme constate alors que l’eau s’est portée à l’assaut de son propre menton, de sa bouche, de ses yeux. Bientôt, on ne voit plus que sa coiffe. C’est parce que le feutre flotte, même trempé.
Il pleut toujours, l’eau monte encore. Et puis même quand il ne pleuvra plus, la mer grise continuera d’enfler : quelque part, un chapeau pleure.
RÉALITÉ VIRTUELLE
Par Anna-J Boucher
J’y suis presque.
Je suis si près de millions de dollars… Je dois réussir à ouvrir cette porte d’acier. Je sors le chalumeau de ma poche droite, et j’appuie légèrement sur la gachette. Une flamme bleue apparaît.
– Allez, Maya! Il nous reste deux minutes trente! me lance Chris.
Il se tient très droit, figé derrière moi. Il pointe son arme vers l’extérieur au cas où un garde arriverait.
– Je me dépêche, je lui réponds.
J’appuie plus fort sur la gachette du chalumeau et je presse ce dernier sur la porte d’acier. Mais elle ne fond pas. Même pas une coulisse. La flamme bleue s’éteint. Il n’y a pas de code de triche, cette fois-ci. Je relâche la gachette et je frappe le chalumeau dans ma paume gauche. Je réessaie de faire fondre la porte, mais toujours rien.
– Merde! Je lance en projetant le chalumeau sur le plancher métallique.
Au même moment, un bruit sourd retentit dans la pièce. Immédiatement, comme on me l’a enseigné, je pose ma main sur l’étui de mon fusil, sur ma hanche droite. Je me retourne, et je vois Chris, étendu sur le plancher. Je m’approche de lui doucement et je lui chuchote:
– Chris? Chris…?
Il est toujours inerte. J’ignore ce qui s’est produit. Après avoir rapidement observé les alentours afin de m’assurer que personne n’était à proximité, je me remets à la tâche. Le chalumeau émet une faible flamme bleue. J’appuie de plus en plus fort sur la gachette, mais la porte ne fond toujours pas. Soudainement, une voix robotique retentit dans mon casque.
– Maya, veuillez vous déconnecter immédiatement.
Non. Je ne peux pas. Je peux presque sentir l’odeur des billets verts derrière la porte massive. Je dois réussir.
– Maya, veuillez vous déconnecter immédiatement.
J’appuie si fort sur la gachette du chalumeau que mes doigts me font mal. Quand soudain, plus rien. Je ne vois que du noir. Et je ne sens que la douleur dans mes jointures. Le chalumeau s’est volatilisé. Je suis de retour sur cette chaise de cuir froid.
Je retire le casque métallique de mon crâne et j’expose mes cheveux en broussaille à tous. Le programmeur à ma gauche semble déstabilisé. Je suis étourdie. Ce retour à la réalité a été brusque.
Chris gît à ma droite, sur sa chaise. Il a toujours son casque sur la tête.
– Pourquoi je suis déconnectée, et pas lui? je lance au programmeur, qui pianote anxieusement sur son clavier.
– Non… non, impossible… il chuchote
Immédiatement, une nuée de geeks en jeans pénètrent la pièce où nous nous trouvons, moi, Chris et le programmeur. Un homme s’approche de moi et m’ausculte avec son stéthoscope.
– Que se passe-t-il? Pourquoi il ne bouge pas? je demande en désignant Chris, dont le corps est caché par une dizaine d’hommes et de femmes, tous très nerveux.
L’homme me répond, sans émotion.
– Le casque était défectueux. Il a reçu une décharge mortelle au niveau de la nuque.
Puis je suis prise d’une vague de détresse et de colère. Quand je m’étais inscrite à ce test de jeu vidéo en réalité virtuelle, jamais je n’aurais cru que ça finirait ainsi.
Je verse une larme. Mon ami est mort.
UN AMI POUR LA VIE
de Sarah Pigeon
Ce matin-là, je venais de perdre mon chien. Brax était mort à 7 heures, en allant dans la rue. Mon chagrin était si gros. Brax était mon meilleur ami depuis 5 ans. Mon seul ami. Je ne pouvais parler de cette peine à personne, car personne ne voulais m’écouter parler. Je n’avais pas d’amis. Pas même un seul ami.
Je me suis donc quand même rendu à l’école ce matin-là, poussé par ma mère qui me disait que rester à la maison n’était pas une bonne idée. Que la maison allait trop me rappeler Brax. J’ai donc marché jusqu’à l’arrêt d’autobus, en pensant incessamment à Brax. Brax, Brax, Brax. Il occupait toutes mes pensées depuis 7 heures tapantes. Le problème c’est que je ne pouvais pas arrêter de penser à lui, car il était le seul qui existait pour moi. Le seul qui aurait compris ma peine.
Ma mère me disait qu’on se rendrait à l’animalerie ou la SPCA pour m’acheter un nouveau chien ce soir-là. Mais je ne voulais pas. Personne ne pourrait remplacer mon chien. Mon Brax. L’autobus s’arrêta devant l’école à 7 heures 50 piles. Je me dirigeais vers la porte d’entrée quand quelque chose attira mon attention.
Un banc. Un seul. Ce banc n’était pas là hier. Je m’approchai donc du banc et vit qu’il y avait une plaque dessus. Je la lisa : «Ce banc se nomme Banc de l’Amitié. À toute personne qui se sent seule, qui a besoin de parler ou qui veut un ami, de la compagnie sera offerte par un autre jeune dans la même situation. Ce banc apportera un peu plus d’amour dans ce monde si froid.»
C’était comme si l’inscription me parlait. J’avais besoin, ce jour-là plus que tout autre, d’un ami. Un ami pour écouter ma peine, un ami pour me faire rire et sourire, un ami pour la vie. J’ai donc considéré sérieusement de m’asseoir sur ce banc à l’instant. Et puis je me suis dit que j’aurais l’air looser, sans amis, de m’asseoir seul sur un banc en attendant un ami qui ne viendrait jamais.
Je suis donc parti, laissant là le banc qui m’aurait tant aidé. Mais durant toute la matinée j’ai pensé à ce banc. Vint le dîner. Comme d’habitude, je n’avais personne à qui parler ni avec qui manger. Je me dirigeai vers la cafétéria lorsque j’ai changé d’idée. Mon intuition me disait que je devais me rendre à ce banc. Mes pas m’ont donc mené dehors, jusqu’à ce banc, banc qui a occupé mon esprit toute la matinée.
Je m’y suis assis et ai commencé à manger. Environ deux minutes plus tard, un garçon de mon âge est sorti dehors, hésitant. Il était sur le pas de la porte et ne bougeait pas. Il s’est ensuite dirigé vers moi, et en me gratifiant d’un sourire sincère, il m’a dit :
-Bonjour. Me permets-tu de manger avec toi?
– Mais oui. Je m’appelle Jacob. Et toi?
– Brax.
FIGÉE AU TRAVERS DU TEMPS – TEXTE GAGNANT
de Olivier Hamel
Une décharge parcourt mon être de la pointe de mes orteils à la racine de mes cheveux, métamorphosant, dans son sillage, mes cellules en plomb. Au centre de ma poitrine, le percussionniste hibernant depuis ce qui me paraît une éternité se remet à battre la mesure en même temps que l’acouphène qui fracasse la membrane de mon tympan. Mon esprit essaie de retrouver mon corps à tâtons dans l’épaisse nappe de brouillard qui le retient.
Au fil des secondes qui s’égrènent, je reprends possession de ma machine biologique, réapprivoisant avec une lenteur inimaginable chacun de ses mécanismes. C’est avec la force et le courage d’un marathonien que je parviens finalement à ouvrir mes paupières. Je suis aveuglée. Mon iris a besoin de quelques instants pour s’adapter et me permettre de voir ce qui m’entoure. Elle qui n’a pas été sollicitée depuis… depuis combien de temps ?
Je suis étendue dans une capsule de verre dont le dôme embué obstrue mon champ de vision. La claustrophobie ajoutée à ma conscience encore embrumée m’empêche de réfléchir convenablement. Je voudrais m’agiter, tambouriner contre les parois de ma chrysalide, mais mes membres ont la mobilité d’une statue de marbre. Ils sont engourdis par le froid et l’inaction.
Soudainement, mon incubateur s’ouvre, une femme en long sarrau blanc et son cortège vêtu de turquoise m’attendent avec une civière. Elle me parle avec douceur, mais je ne peux comprendre un traître de mot de ce qu’elle dit. Je tente de le lui signifier, mais seul un dialecte qui m’est à moi-même inconnu franchit mes lèvres. La jeune docteure enfonce une aiguille dans mon bras et je perds conscience.
…
J’ouvre les yeux, et le dossier de mon lit se redresse, les toiles opaques obscurcissant les fenêtres de ma chambre remontent et un robot avec un plateau rempli de victuailles entre. Il le dépose sur mes genoux avec un mouvement étrangement fluide. Je balaie du regard la pièce avant de m’arrêter sur les photographies fixées au mur. Une semaine s’était écoulée depuis que l’on m’avait sorti de mon état de cryogénisation pour me guérir de mes trois tumeurs cérébrales cancéreuses et des 68 métastases qui longeaient ma colonne vertébrale. J’avais été congelé en 2018 parce que ma situation était trop critique pour la science de cette époque, à 22 ans, j’avais refusé de mourir… Alors que le robot-bénéficiaire, la seule présence que j’aie côtoyée depuis mon réveil, transporte une cuillère d’un liquide riche en nutriment vers ma bouche, je lui pose la question qui me brûle les lèvres depuis le début de ma réadaptation.
– Quand ma famille va-t-elle pouvoir venir me visiter ?
– Mes condoléances, en 2168, le dernier membre de votre famille que vous ayez connu est décédé depuis exactement 83 ans.
La réalité me rattrape de façon si abrupte que j’en perds l’appétit. Lorsque je m’étais fait congeler, j’avais entrevu l’espoir de vivre un nouveau lendemain sans la maladie. Je n’avais jamais envisagé que ce lendemain se ferait sans ceux que j’avais aimés.
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